1.18.2022

On a cru N°5 Cinquiéme partie Janvier 2022

 

 

 


On peinait, on peinait pourtant. Il est probable qu'avait existé des temps où chacun n'était pas tenu, comme par une sorte de nécessité vitale, d'avoir un avis, de prendre position, d'affirmer, de clamer, de devoir s'engouffrer tout entier dans des certitudes vite entérinées, des affirmations bâclées, des décisions irrévocables, énoncées haut et fort et semblant essentielles à sa survie. On avait perdu la suspension, le temps d'arrêt qui pouvait nous protéger contre des décisions hâtives et plutôt catastrophiques, nous concernant, ou non,  ou concernant les générations futures, ou les occupants de lointains pays, ou leurs ancêtres, on décidait, on décidait sans interruption, du soir au matin. Tout ce qui bougeait devait être l'objet d'avis et d'imprécations. 

On s'était vu engouffrer nos corps, les uns après les autres, dans une immense ronde de bonheur autour de la planète, dans des traitements de chocs irréversibles sans les laisser souffler un peu, on se marquait avec frénésie les peaux, les organes génitaux, les mâchoires, les gènes, on charcutait, on gonflait, on luttait avec une ardeur aveugle contre les décrépitudes du temps comme sans devoir y penser à deux fois, comme sans pouvoir nous demander en quoi ces effets de manche frénétiques sur nos corps muets et réduits à l'impuissance pouvaient être devenus des évidences partagées universellement. On entrainait tout dans notre course frénétique à l'opinion, on était devenu une liste d'avis qui contribuaient à maintenir le mirage de nos vies dans leur cadre. Les réactions à tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, les contredisait étaient féroces, du moins féroce à la hauteur du stock d'injures mis à notre disposition. On condamnait, on dénonçait,  on maudissait, on insultait à bras raccourci le moindre écart à nos credos. Tant d'injonctions, tant d'impératifs, tant de devoirs à mettre en oeuvre pour rester à flot, pour ne pas sombrer dans les gouffres de l'obsolescence. C'était beaucoup, c'était trop. On ne le formulait pas tout à fait ainsi mais lorsque les vicissitudes des chiens errants de Panajachel nous donnaient la nausée, qu'on frémissait de révolte face à l'arbitraire des limitations de vitesse sur la départementale soixante-huit, c'est vrai, parfois, on sentait dans les soubresauts de nos indignations que quelque chose saturait. On ignorait quoi, c'était là le problème. 

Sur du moyen terme, ce soudain resserrement des préoccupations autour d'un danger parfaitement invisible nous avait presque libéré des multiples sources de consternation qui nous ulcéraient quotidiennement. Enfin, bien centrés, bien concentrés, un seul thème prévalait, un seul thème nous permettait de brasser en une seule mouture les errements passés, les restrictions présentes et l'absence de projets d'avenir. L'obsession, finalement, peut avoir du bon. Après toutes les manipulations envisageables sur nos organismes épuisés, les impératifs des avis à donner sur les talents salvateurs des coeurs de cochons, sur la disponibilité  mercantiles des utérus ou la capacité réelle d'un morceau de colon à  pouvoir devenir un organe reproducteur à peu près décent, on soufflait, on pouvait enfin faire le choix d'un rapport serein à nos existences  matérielles en leur administrant des produits garantissant leur protection sans devoir absolument leur donner une validation vertueuse.  Ce n'était pas rien.



Première partie

Deuxième partie

 Troisième partie

Quatrième partie

Décapités nous sommes.