En fait, comme il avait fallu occuper un peu différemment nos heures creuses devenues interminables, on s'était laissé aller à regarder en arrière. Pas tous, pas tous, mais certains parmi nous avaient fait l'effort de se demander ce qui avait bien pu nous arriver, une fois la fulgurence des attaques si difficile à circonscrire et la vulcanisation vociférante de leurs colporteurs un peu calmées dans nos viscères comprimées par l'angoisse. Cet évènement supposé parfaitement planétaire, avait-il bien surgi de nulle part, ou, plutôt, notre capacité à regarder notre peur en face et notre courage et notre maturité et, tout simplement, mais c'était le plus difficile, ce qui pouvait encore nous définir, ce à quoi nous pouvions nous accrocher comme de vaillants petits combattants, tout cela avait-il donc tant capoté que nous nous étions affaissés, mous et plein de faux-plis sur le sol de nos nostalgies, attendant la bonne parole qui redonnerait une sorte de tenue à nos raisons d'être. Bon, bon, la maladie. Et puis la souffrance et la mort. On aurait pu imaginer qu'on ne nous les faisait plus, que c'était devenu de grands classiques que nous avions appris à apprécier à leur juste valeur. Depuis le temps, bien sûr, depuis le temps que c'était notre lot, depuis le temps qu'on construisait des remparts et filtrait des potions, lançait des imprécations vers les cieux et écrivait des requiems somptueux. Tout de même. Mais cette fois, c'était encore une fois comme si nous n'avions jamais vécu avant, jamais rien conclu ou appris de notre destinée peu ragoûtante. C'était étonnant cette incapacité à rien pouvoir construire sur les souffrances de ceux, par millions pourtant, qui nous avaient précédés, cette impuissance, d'aucuns auraient pu dire, cette mauvaise volonté, à en prendre de la graine. A vouloir absolument que ce qu'on traversait soit unique et exceptionnel et plus terrorisant que tout ce qui s'était produit de très terrorisant depuis les siècles des siècles. De l'orgueil infect, voilà, et surtout la meilleure façon de nous laisser étrangler par des diseurs de bonne aventure profitant, ils n'avaient pas tort, de notre naïve arrogance millésimée et de notre vide culturel qui faisait résonner le moindre craquement de son enveloppe comme un séisme.