Au passage, on lit les titres de nombreux magazines. Du Causeur, malgré la quasi répulsion pour la poissonnière qui guide ses pas, à Marianne, dont on a souvent regretté le manque de cohérence et de recul critique dans les temps de totalitarisme sanitaire entre autres.
Aujourd'hui, on voit dans ce dernier, avec consternation, une nouvelle chevauchée des grands poncifs clivants et destructeurs de cohésion populaire : deux articles sur la chasse aux vieux, avec une sorte d'apologie de la haine ambiante pour les "boomers".
Pour argumenter la vindicte de la « jeunesse » (ici au fond réduite à son aspect producteur opposé à la situation consommatrice supposée de la génération actuellement à la retraite) , une infirmière qui vocifère contre ses parents qui ne prendraient pas le temps de garder sa progéniture parce qu'ils partiraient "en voyage".
Utiliser une illustration de ce genre, c'est à dire aussi véhémente et irrationnelle pour légitimer ce qui est dans l'air de tout l'Occident depuis plusieurs années et ne fait que se développer comme outils d'approche des maux sociaux contemporains, c'est de la pure forfaiture, car ça appuie exactement là où tout le système souhaite diriger les initiatives de « changement » qui sont son apanage.
On sait pourtant comme aux dires de certains de ses plus actifs et pervers théoriciens, on devrait tout bonnement liquider les plus de soixante-dix ans, on sait ce qui est latent dans la réforme sur le " droit de mourir" et l'élargissement de ses applications en Belgique où celui-ci est de plus en plus fréquent, et s'étend, avec les malades d’Alzheimer et les cas d’autisme, aux individus de plus de soixante-quinze ans " fatigués de vivre". Comme si la fatigue de vivre était un argument suffisant pour faire passer quelqu'un de sang froid de vie à trépas et comme si à cet âge, aucune évolution affective ne pouvait tout simplement transformer cette fatigue en désir de vivre, comme pour tout un chacun à n'importe quel âge.
On doit attacher cette désignation d'un bouc émissaire générationnel à tout l'effondrement plus ou moins calculé, aménagé par les forces obscures de l'idéologie du marché et sa religion de la jeunesse comme porteuse d'un homme nouveau en soi.
On doit également la lier à la progressive élimination d'un rapport à la passe générationnelle, pourtant fondamentale dans notre culture et à la militance pour une famille éclatée, sans pôle de référence stable auquel s'opposer et sur lequel s'appuyer.
Les objectifs de la cellularisation des individus, c'est à dire de l'amputation de tous leurs liens généalogiques et historiques au profit d'une présence auto-générée, auto-définissable à loisir et reliée uniquement à ses compères, laissent chacun aux prises avec son propre temps suspendu, hors-sol, tenu de réécrire toute son histoire avec le fantasme d'une page immaculée et un discours standardisé totalement révolutionnaire.
Face à un tel orgueil, il est difficile de prendre en compte la fausseté idéologisée des prémisses qui remet en cause sans aucun garde-fou la nature même de terreau qu'est l'expérience et le savoir qu'elle nourrit.
S’il s'agit de mentionner une quelconque responsabilité, il est évidemment plus aisé de l'attribuer à la parentèle, engluée qu'est la masse dans une sorte de crise d'adolescence interminable et condamnée à ne jamais pouvoir accéder, quel que soit son âge à ce qui peut se définir comme un statut adulte, prise dans les affres de l'émotion, envie, destructivité, jalousie, frustration etc. Les véritables enjeux qui sont des enjeux systémiques et idéologiques et un projet global de conditionnement de l'individu passent par cette illusion qu'il y aurait des coupables et par le martèlement de leur désignation.
On peut faire le parallèle entre cette gérontophobie chronique, prenant parfois, comme autour de l'élection de M. des tons génocidaires à peine voilés et pouvant s'exprimer en toute impunité et la haute pratique de la stigmatisation de "l'homme blanc" du soi-disant patriarcat, source de tous les maux actuellement traversés par l'humanité entière.
Ce qui apparaît pourtant clairement dans cette nécessité de croire à la culpabilité d'une des parties, en fonction de critères dits naturels (peau, âge) et non d'analyse des places dans l'économie socio-capitaliste, c'est que cette haine travaillée au corps par les porte-paroles des élans globaux fait absolument partie du montage idéologique et de ses applications concrètes.
Il serait pourtant plus fécond de questionner cette haine en terme de pôles fantasmatiques véhiculés par le néolibéralisme dans sa forme finale : ce que le "vieux" incarne, non bien sûr en tant que personne mais comme abstraction, c'est l'opposé absolu de tout le fatras des valeurs progressistes : la résistance de faits au rouleau compresseur de l'esprit de mode, pour qui tout n'a comme finalité que d'être effacé aussitôt consommé. Le "vieux" c'est ce qui demeure, qui s'accroche, autrement dit qui fait témoignage de la fatuité d'une idéologie de la surface et de l'apparence totalement inféodée aux tendances qui sont les moteurs du consumérisme.
Nous sommes en des temps où dépassant l'application des règles de l 'injonction consumériste à se définir par ses avoirs et son allure, l'imprégnation des diktats s'est effectuée sur la façon de se définir soi-même et sur la mise en oeuvre des lexiques adéquats de cette auto-définition. Ce qui est ainsi attaqué, c'est la liberté du corps à vivre sa propre vie, d'une certaine façon indépendante de toute velléité de maîtrise, donnant donc à voir ses finitudes, ses évolutions immaitrisables, sa soumission aux agressions diverses et son aspect périssable. Pas de surprise à constater qu'en même temps que cette gérontomania s'impose, d'autres ailleurs cherchent à réguler jusqu'à la mort, à l'éradiquer et à s'autoriser à se vouloir immortel. Sans âge.
Tous les courants récents d'attaques au corps sont dans cette veine d'une volonté de toute-puissance, évidemment payée fort cher dans tous les sens du terme, qui dompte cette élément sauvage et immaîtrisable qu'est le corps. Dans les façons de tatouer la peau jusqu'à ne lui laisser aucun espace de contact avec l'extérieur qui ne soit balisé, et avec l'illusion que l'aspect définitif de ces choix et leur surenchère puissent se présenter comme des choix immuables dans le temps, c'est à dire débarrassés, malgré leur absence de pouvoir symbolique, de leur recours comme manifestation d'une mode et comme signe du mimétisme ambiant ; dans les recours à des chirurgies esthétiques de tout le corps, comme matière à constamment reformuler, refaire jusqu'à nier avec des résultats le plus souvent catastrophiques, les marques de ce passage qu'est le temps du corps vivant ; dans cette autre chirurgie qu'est la possibilité d'intervenir sur un "mauvais corps" comme si le seul lieu de vérité, si tant est que celle-ci existe, puisse être ailleurs que dans la matière corruptible de notre organisme et de ses éléments génétiques et biologiques immodifiables.
Tous ces courants, ces pratiques généralisées et si peu questionnées dans leurs aspects égomaniaques et mégalomanes sont des marqueurs de la posture de cette fin de civilisation à l'égard du destin et de la tragédie humaine qui, plutôt que d'assimiler sa finitude et d'en tirer les germes de sa créativité et de sa force vitale, ne peut que ségréguer ce qui la lui rappelle à l'infini, prise dans le mouvement incessant des chimères qu'elle poursuit sans plus jamais se demander pourquoi. Prise dans l'aveuglement de sa marche vers des buts absurdes et vains, qui se nourrissent tous de la vie même sans savoir ce qu'ils se dévorent. EG
https://cheveupoesie.blogspot.com/2022/06/la-chasse-aux-vieux-troisieme-partie.html