10.05.2022

Petit conte amiénois Septième partie

Petit conte amiénois
Septième partie

Toujours reclus dans son box, l'animal domestique se languissait.
On ne lui avait permis l'usage que de quelques romans ayant remporté des médailles et plébiscités à chaque rentrée littéraire par les estafiers de la culture élitaire de masse, romans dont il avait arraché les pages une à une sans pouvoir les lire et dont il avait fait, par souci d'économie, un usage sanitaire.
Il se languissait oui, il se morfondait, se décomposait, s'abêtissait sans y prêter attention chaque jour d'avantage, réduit pour passer le temps à regarder en boucle quelques séries transatlantiques dont il connaissait déjà toute l'intrigue, à consulter les divers taux des propositions de crédits renouvelables en ligne, à lire son horoscope, à signer des pétitions : pour une accélération des mesures d'expulsion, pour un arrêt immédiat des mesures d'expulsion, contre les travaux qui menacent la départementale 79, contre le transfert des panneaux d'affichage de la gare de Montluçon, pour l'interdiction de la consommation de topinambours, pour un grand débat national sur la nouvelle cosmologie, entre autres et, plus grave s'il en était sincèrement convaincu maintenant que là était le vrai pouvoir et la liberté d'expression,
aussi réduit à se faire de plus en plus passionnément juge et partie, commentant nuit et jour sept jours sur sept, disparaissant de plus en plus profondément dans les prestations de toutes les créatures visibles grouillant sur les plateaux.
Tout, dans ce petite monde coloré qui parlait si fort et usait d'une dialectique assez simple : j'aime, je n'aime pas, il a tort, il a raison, lui était devenu, perdu qu'il était au fond de son ennui mortel, presque aussi cher que ses proches qui étaient, comme lui, absorbés par les vies se déroulant devant leurs yeux un peu rougis par la lumière bleue, en une sorte d'intimité exaltée qui donnait un peu de brio à leur existence.
Il s'entendait donner son appui inconditionnel à des intervenants complètement inconnus, s'échauffer pour des querelles autour de la répartition des biens dans des divorces, s'adonner sans frein à des passions intimes déballées sous les feux de la rampe.
Tout se mélangeait dans sa pauvre tête, les hommes politiques, les femmes députées, les stars du cinéma, les vedettes de la chanson, vivantes ou disparues, les présidents des clubs philatélistes, les boxeurs professionnels, les enfants, leurs parents, les animaux, les femmes, les hommes, il avait acquis une capacité extraordinaire d’absorption de tout sans distinction et sans broncher et plus il absorbait plus il absorbait, toujours persuadé, malgré de vagues accès de nausée, qu'il était, dans cette ingestion constante, pris lui aussi dans le mouvement vers le progrès.
On le lui répétait quotidiennement en venant lui passer sa pitance à travers ses barreaux. Tout se faisait au nom de l'amour.
Et ça, ça le rassurait.
En fait il n'avait jamais autant employé ce mot que depuis qu'on lui avait arraché un œil. Quelque chose s'était brusquement éclairé alors et sans dire un seul mot, sans s'opposer, parce qu'il avait enfin compris ce qu'était la reconstruction positivante, il avait accepté que le petit Emmanuel mette sous écoute toute sa vie, de ses battements de cœur à sa pression artérielle, en passant par la fréquence de ses rapports sexuels et de ses pensées xénophobes.
La garde nationale l'avait fait sortir quelques instants de son box, et après le deux-mille-cinq-cent quarantième discours du petit Emmanuel lui décrivant ce à quoi il devait s'attendre et comme l'amour jaillirait en lui sous l'influence de toute cette positivité, on lui avait greffé çà et là quelques puces.
Indolore, c'est ce que le petit Emmanuel lui avait dit pour le rassurer, l'animal domestique n'avait rien à craindre, il venait à lui dans une consultation destinée à faire reluire sa plate-forme afin que s'ouvrent une forme de chantier délocalisé et d'enquête multipartite à laquelle tous devraient participer dans la joie, qu'il n'ait rien à craindre ni à espérer, nous allons vers plus de privation et de bien-être collectif, participer, participer c'était la clef, je suis socialiste.
C'est ainsi que le petit Emmanuel avait conclu son deux-mille-cinq-cent quarantième discours avant que l'animal domestique ne soit poussé dans son box sans avoir eu l'occasion d'en placer une.
La vie magnifique des autres, là derrière les écrans, sur laquelle il pouvait s'extasier ou cracher toute la bile accumulée depuis des lustres, était tellement plus stimulante, pesait tellement plus lourd que la sienne. La sienne, il n'en savait plus grand chose et c'était très bien.
L'animal domestique n'avait plus de questions à poser, plus de remarques à faire, plus de doute à émettre sur quoi que ce soit.
Il pouvait participer à n'importe quel grand débat interactif sur la réorganisation des principes fondamentaux de l'équité, ou pas, répondre avec docilité à des grandes consultations nationales, c'était tout pareil, il était devenu transparent à lui-même, tant qu'il ne pouvait plus que hurler ou éclater en sanglots mais sans plus savoir pour quoi ni pour qui.
Le petit Emmanuel, occupé à maintenir son teint hâlé et à bâtir ensemble n'avait pas pris le temps de prêter attention à la lente liquéfaction de son animal domestique, ni consulté ses groupes de pression et ses cabinets de conseil pour envisager des solutions consensuelles à ce malaise. Après tout, il n'était pas socialiste.
( A suivre)

 

Première partie 

Deuxième partie

Troisième partie

Quatrième partie 
 

Pure-Victime