12.24.2022

Petit conte amiénois Neuvième partie

Malgré les audits quasi quotidiens qu'il effectuait lui-même sur sa personne, mesurant dans les commentaires critiques de ses subordonnés, toujours positifs, l'impact historique de son passage dans la sphère, popularité interne et surtout externe, charisme, esprit d'entreprise, dynamisme, inventivité, qualité du réformisme, le petit Emmanuel manquait de quelque chose. 
Le point sensible à cet égard était son ignorance, voire d'aucuns, rares, disaient parfois entre deux portes,  son aveuglement, sur l'adéquation.  Le petit Emmanuel n'était jamais adéquat.
Il embrassait trop vite, souriait trop fort, se levait quand tous restaient assis, assumait des faits advenus dans d'autres temps, ne démordait jamais de rien, hurlait avec ferveur au moment des minutes de silence, faisait du shopping en sneakers hors de prix les joursde grand deuil national, gesticulait en se déshabillant pour tenter de montrer son soutien à ce qu'il imaginait de la grandeur française en acte, comme un ballon gonflé à l'hélium flottant dans une atmosphère désertique, il dominait la scène mais ne sentait jamais à quel moment ni comment y intervenir. 
Personne ne lui avait appris d'ailleurs, on peut donc difficilement le lui reprocher.
Ce qui pouvait aux yeux de certains passer pour une forme d'engagement dans l'hypermodernité n'était au fond qu'un cruel manque de connaissance des règles de la bienséance. Et comme nul ne se sentait le courage de le remettre à sa place, c'est à dire de lui ouvrir les yeux sur le bon ton, la patience, l'élégance, la discrétion, la pondération, l'humilité, et toutes ces qualités nécessaires à rendre n'importe quel individu à peu près humain, il continuait de croire en lui nuit et jour, soutenu en ceci par sa tutrice qui elle non plus ne maîtrisait pas pleinement les codes d'usage et faisait de son mieux.
Il caressait l'illusion de n'avoir qu'à s'agiter, qu'à parler fort des heures durant, qu'à décider de filer vers le sud ou vers l'est dans son petit avion supersonique afin de se présenter aux divers oligarques qui lui faisaient de l'ombre et leur dire leurs quatre vérités pour devenir une pièce maîtresse du grand et cruel échiquier international et on ne peut l'accuser d'aucun dilettantisme, il voulait de toute bonne foi représenter quelque chose, c'est sûr, mais il ne savait pas quoi et ça compliquait sa vie politique et personnelle. 
On murmure que cette méconnaissance et cette impuissance à savoir au nom de quoi il exerçait sa fonction lui pesaient parfois si lourdement, surtout le soir qu'il avait même été amené à se réfugier contre l'épaule de sa tutrice en lui demandant " S'il te plaît, dis-moi qui je suis..."
Embarrassée pour répondre, car il faut bien avouer qu'elle-même, malgré toutes ces décennies à le suivre et à le devancer n'en savait pas vraiment grand chose,  elle avait immédiatement été chercher un Lexomil dans la pharmacie et en le lui posant sur la langue, elle lui avait dit : "Laisse le fondre, c'est plus efficace que de l'avaler."

 

 

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 Huitième partie